L’avant-projet de loi de la ministre Myriam El Khomri sur la réforme du code du travail lève toutes les ambiguïtés. Les 35 heures sont largement remises en cause, et un droit du travail à la carte se met en place. Détails du texte avant sa version définitive, le 9 mars.
Si le but était de savoir jusqu’où aller dans la provocation, il est largement atteint. L’avant-projet de loi El Khomri a fuité dans Le Parisien mercredi, provoquant immédiatement une levée de boucliers. « Tout y passe », s’insurge le groupe communiste républicain et citoyen au Sénat ainsi que les députés du Front de gauche dans un communiqué. « Bombe thermonucléaire », tonne le socialiste Gérard Filoche sur twitter. Pour la CGT, le gouvernement est « hors la loi ». Et il sera désormais difficile de continuer à dire que, promis juré, « on ne touchera pas aux 35 heures », comme l’exécutif le répète depuis l’ouverture du chantier de révision du code du travail. Plus grave encore, il accrédite l’idée que le décorum sur le dialogue social et les précautions oratoires déployées depuis plusieurs mois par l’intermédiaire de figures telles que Jean-Denis Combrexelle ou Robert Badinter n’étaient qu’écran de fumée sur le seul sujet qui vaille, l’allongement du temps de travail.
Que dit ce document de travail, version non définitive du projet de loi présenté par Myriam El Khomri le 9 mars prochain en conseil des ministres ? Sur le plan des principes, il annonce que la durée maximale du temps de travail se décidera bien dans le périmètre de l’entreprise. Le détricotage des 35 heures, déjà en marche depuis la loi Fillon, prend, de fait, une tout autre ampleur. Par exemple, la durée quotidienne du travail pourra être portée à 12 heures, par simple accord d’entreprise, alors qu’était exigée jusqu’ici une dérogation accordée par décret.
Autre article choc, la durée moyenne hebdomadaire pourrait monter, par accord d’entreprise ou d’établissement, à 48 heures bien plus facilement (et sur 16 semaines au lieu de 12 maximum précédemment), et même à 60 heures dans des « circonstances exceptionnelles ». C’est plus que tout ce qui avait été annoncé précédemment, les experts et acteurs du dossier posant sans cesse en garde-fou la règle « supranationale » de 46 heures. « La directive européenne sur le temps de travail est assez minable en la matière, avec déjà des possibilités de dérogation, et cette nouvelle formulation n’est donc pas contraire au droit européen, rappelle Emmanuel Dockès, enseignant-chercheur en droit du travail à Nanterre. Déjà dans le droit français, travailler jusqu’à 60 heures par semaine était également possible, mais dans un cadre ultra limité et avec l’autorisation de l’inspection du travail, ou par décret. « Là, on pousse le bouchon au maximum, autant sur le mode opératoire que sur les conditions, et on se passe de l’intervention de la puissance publique, poursuit le juriste. Le caractère exceptionnel est toujours exigé mais le contrôle ne pourra se faire que si les salariés contestent a posteriori une convention collective qu’ils auront validée, ce qui sera très difficile. »
Autre manière d’accroître la durée du temps de travail sans le dire, la majoration des heures supplémentaires. Manuel Valls tout comme Myriam El Khomri ont opportunément ouvert le feu il y a quelques semaines, et confirment finalement leurs intentions. Si les « heures sup’ » restent majorées, avec un plancher de 10 %, le verrou que pouvaient jusqu’ici poser les branches professionnelles sur le taux de 25 % minimum saute bel et bien. L’aspect dissuasif de la majoration des heures supplémentaires, potentiellement créatrice d’emplois, se retrouve donc sévèrement amoindri. Par ailleurs, le paiement des heures supplémentaires, jusqu’ici annualisé, pourrait être reporté de deux années supplémentaires. Une partie de son salaire à crédit, en somme.
Le forfait jour, remis en cause ces dernières années par plusieurs décisions de la Cour de cassation, sort finalement renforcé de ce brouillon de la loi El Khomri. Il pourra, c’est inédit, être appliqué sans accord d’entreprise dans les entreprises de moins de 50 salariés, négocié directement entre la direction et chaque salarié. Le texte révèle aussi que le repos de 11 heures consécutif obligatoire, même pour les salariés au forfait jour, pourra être « fractionné ». « Finalement, pour ces salariés-là, on ne compte plus ni les heures, ni les jours, estime Emmanuel Dockès, c’est inouï. »
Les organisations patronales ont également gain de cause sur les apprentis, qui pourront travailler 10 heures de suite par jour, et 40 heures par semaine au lieu de 35, sans en demander l’autorisation à l’inspection du travail ou au médecin du travail. Il s’agira simplement de les en informer.
Les accords de maintien dans l’emploi, circonscrits jusqu’ici à des entreprises présentant de « graves difficultés économiques conjoncturelles », permettaient d’augmenter par exemple la cadence sans augmentation de salaire ou au contraire de réduire le temps de travail. Une dizaine seulement ont été signés jusqu’ici, car jugés trop contraignants pour le patronat. Leur champ s’étendrait à la « préservation ou le maintien de l’emploi », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. « C’est très vague et s’il suffit de mettre cet objectif dans le préambule, alors c’est redoutable, note Pascal Lokiec, également professeur reconnu en droit du travail. Si l’on pousse l’analyse à son terme, on pourra même négocier la mise à l’écart du licenciement économique en inscrivant dans le préambule que l’accord est conclu pour l’emploi. » Si le salarié refuse l’accord, son contrat prévaut, mais il sera licencié. Non plus pour raison économique comme précédemment, mais sur une « cause réelle et sérieuse », ce qui est bien moins avantageux.
De manière générale, les accords d’entreprises deviennent, selon ce texte, « majoritaires », c’est-à-dire effectifs si signés par une ou plusieurs organisations syndicales représentatives et ayant recueilli au moins 50 % des suffrages lors des élections professionnelles. Sauf que la consultation directe des salariés revient sur le tapis, avec la possibilité pour les syndicats totalisant au moins 30 % (mais minoritaires) des voix d’organiser un référendum, dont le résultat s’imposerait à tous. « Moins bloquant », dit l’exécutif, « dangereux », allèguent certaines organisations syndicales, qui craignent les pressions des directions sur les petits syndicats et les salariés.
Le futur projet de loi tranche aussi sur le plafonnement des indemnités prud’homales, introduit dans la loi Rebsamen, mais jusqu’ici tenu à distance par le conseil constitutionnel. Que dira le « conseil des sages » de cette nouvelle proposition ? En cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, l’employeur saura précisément ce qu’il lui en coûtera de se séparer abusivement d’un salarié : trois mois de salaire pour deux ans d’ancienneté, six mois entre deux et quatre ans, neuf mois entre cinq et neuf ans, douze mois pour 10 à 19 ans. À partir de vingt ans d’ancienneté, quinze mois de salaire.
Enfin, dans la dernière ligne droite est apparu un énième assouplissement, celui des conditions du licenciement économique. Ce dernier pourra être enclenché sur un motif nouveau, la réorganisation nécessaire à la sauvegarde de l’entreprise, précisée comme étant « une baisse des commandes ou du chiffre d’affaires de plusieurs trimestres consécutifs, en comparaison à la même période de l’année précédente (…) des pertes d’exploitation pendant plusieurs mois (…) une importante dégradation de la trésorerie, soit par tout élément de nature à justifier de ces difficultés ». Une profusion de détails censés là encore sécuriser les entreprises en cas de contestation du licenciement par le salarié, soit un grand pas en avant pour le patron du Medef cité par Les Échos.
Toutes ces propositions ne constituent pas un texte définitif, et la ministre du travail aura beau jeu de dire que rien n’est encore tranché. Mais les organisations syndicales, consultées depuis des mois, ont de quoi se sentir trahies. Le gros du code du travail devient susceptible de dérogations et pourrait même, sur certains sujets et faute d’accord, se réduire à une décision unilatérale de l’employeur. Même les plus prudents après la remise du rapport Badinter, comme Pascal Lokiec, semblent catastrophés. « Si le projet ressemble au document, on va vers un droit du travail à la carte avec une primauté quasi systématique de l’accord d’entreprise sur l’accord de branche en matière de temps de travail, analyse l’expert en droit social. On rappellera qu’à ce niveau, le rapport de force est particulièrement déséquilibré, que cela conduit potentiellement au dumping social et complexifie la situation du salarié qui changera de droit applicable en même temps qu’il changera d’entreprise. » François Hollande répète pourtant, dans cet ordre et chaque fois qu’il en a l’occasion, que cette réforme du code du travail servira à sécuriser les entreprises et protéger les salariés. La version retenue pour le moment permet d’en douter, au moins pour la seconde partie de l’énoncé.